L’air du temps / Carte blanche à Albane Duvilliers, Archistrom n°13, mai – juin 2005

Par Albane Duvilliers / Isabelle Ferreira

Cette rencontre avec Isabelle Ferreira inaugure le premier opus d’une série d’entretiens, conséquences d’un travail de prospective, simples extensions d’une pratique curatoriale. Ces entretiens donnent la parole aux artistes, livrant un aperçu vivant des préoccupations qui sous-tendent leur recherche à un moment donné. Ils sont accompagnés d’une carte blanche, une double page laissée à leur entière disposition, contre-point visuel au discours.


Archistorm : Par son titre programmatique Sculpture pour une image, annonce des combinaisons audacieuses alliant sculpture, assemblage, peinture, volume, plan… Pourriez-vous expliciter la genèse de ce travail, fruit de recherches déjà amorcées avec Paysage 9 (2004) notamment et prolongée avec Construction pour un tableau (2004), en gardant à l’esprit l’expression de Didier Semin qui évoque à votre égard une sorte de « deuil impossible » de la peinture.

Isabelle Ferreira : L’ensemble de ces sculptures constitue la série Trilogie des paysages. A l’origine, je voulais constituer un volume minimal en partant d’un matériau propre à la peinture (châssis) dont les caractéristiques de départ étaient d’être un cadre – précisément – dénué de volume. Paysage 9 et Sculpture pour une image sont donc des sculptures constituées par une succession d’aplat. Ce cadre devait ensuite pouvoir accueillir une vidéo – Passing Polaris (2004) – dont l’image a été ralentie au pion d’évoquer la facture d’une peinture à l’huile. C’est la dimension de cette image projetée – et donc du châssis de départ – qui donnait ensuite à la sculpture sa longueur finale. Pour ce travail, mes gestes étaient liés les uns aux autres comme si j’avais tenté d’approcher au plus près les limites des médiums que j’utilisais. Chaque décision renvoyant dos à dos à mes matériaux et mes outils soit aux pieds du mur soit à un début de conversation. Quant au « deuil impossible » qu’évoque Didier Semin, c’est plutôt une attitude mentale qui feint la fausse résignation de ne plus peindre. En réalité c’est ce qui me permet de me lever le matin en sachant par quelle fenêtre je vais regarder les oiseaux.

Comment le passage d’une œuvre à l’autre s’est-il effectué ? je pense à ce jeu de va et vient perpétuel : n’être ni sculpteur, ni peintre… Chacune de ces pièces semble autonome, tout en étant liée, il y a un jeu de correspondances entre ces trois travaux mais aussi dans l’ensemble de vos œuvres.

Chaque pièce de la Trilogie est venue comme pour compléter et prolonger la précédente comme si je prenais une nouvelle feuille blanche pour continuer d’écrire. C’est vrai pour l’ensemble de mon travail d’ailleurs, régulièrement il me faut repartir chercher ce que j’avais laissé écrit dans la marge. C’est trois pièces fonctionnent donc comme autant d’extensions possibles entre elles mais dialoguent aussi avec d’autres pièces déjà réalisées ou à venir. Il est cependant important de préciser leur parfaite autonomie car en réalité chacune développe son propre territoire et sa propre expérience. Elles n’ont d’ailleurs pas vocation à être montrées ensemble. Sur la question des matériaux, je suis toujours à la recherche de la forme qui finalement va s’imposer très simplement. Je passe donc très naturellement du dessin à la sculpture ou de la vidée à la performance… La seule condition pour mon travail, c’et que rien ne puisse venir interrompre un geste. Une fois les repérages et les recherches effectués pour une pièce, je suis dans mon travail comme dans un élan et il faut que le premier geste soit le bon.


Paysage 9, est un empilement de châssis, dans lequel a été découpée une fenêtre et où a pris place un verre, mais reste une architecture fermée, autonome, autour de laquelle nous sommes obligés de tourner. Cette « sculpture/habitacle pour un sujet », selon vos propres termes, évoque la maison mais aussi un espace mental.

Paysage 9 réexamine après le Chariot (2003) la question de l’architecture, et en particulier celle de l’habitation et de l’espace vital. Si la structure est moins fragile que ne l’était le chariot dont chaque élément menaçait de s’effondrer à tout moment, elle demeure tout autant inadaptée à une fonction quelconque. En effet, sa seule ouverture étant symbolique (la vitre) il faudrait entièrement la démonter pour y faire entrer quelqu’un. C’est ici que commence pour moi la notion d’espace mental.


8 minutes pour gravir un terril, 4 minutes 37 pour une valse de Chopin, 1 minute 18 pour une noyade… Les durées de vos travaux vidéos semblent conditionnées par le geste lui-même, comme si le temps était compté…

C’est en effet le geste qui induit la durée de mes vidéos et implique que je choisisse de travailler en plan séquence. La tension brute est au cœur de ma pratique et je n’ai jamais utilisé le montage jusqu’à ce jour. Celui-ci est un formidable outil pour cérer des émotions mais j’essaie de faire autrement. L’emploi du plan séquence est une autre façon d’arriver à l’œuvre, c’est une attitude presque politique, une recherche d’absolu. De ce point de vue je me sens très proche du temps filmé dans le cinéma de Kiarostami, de Tarkovski ou d’Hitchcock (dans La Corde en particulier), et reste totalement soufflée par l’exploit d’un Sokourov tournant l’Arche russe. Le temps dans mes vidéos est donc une matière première très importante et j’aime beaucoup voir mes films come des petites vidéos-sabliers ; la silhouette qui traverse régulièrement mes plans ressemble d’ailleurs plus à la petite aiguille d’une montre qu’à la représentation affirmée de l’Homme dans le plan. J’aime beaucoup cette idée de la trotteuse car c’est l’aiguille qui bouge le plus vite pour compter le temps le plus court. Dans Tableau de 8 minutes (2003), La vase (2004), Passing Polaris (2004), mes sujets-trotteurs sont plutôt en promenade et vont donc assez lentement.

Donner du temps à la peinture, on perçoit aussi une persistance discrète de la peinture, de la peinture de paysage notamment… Vous évoquiez Bruegel mais on peut aussi penser à Friedrich en voyant Passing Polaris…

Lorsque j’évoquais Bruegel et le tableau La chute d’Icare en particulier, c’est parce qu’il y a dans la vidéo La vase un jeu inversé avec les plans. Contrairement à la peinture de Bruegel, l’action qui se situe au troisième plan dans ma vidéo fait quasiment oublier ce qui se passe au tout premier plan. Il y a chez moi une envie de brouiller les pistes comme dans l’œuvre de Bruegel. Dans Tableau de 8 minutes, la caméra est posée si loin de l’action qu’on finit avec le jeu des nuages par oublier totalement l’ascension du terril. Cette vidéo est un anti- spectacle si bien qu’on a la sensation d’être devant une image qui reste fixe. Je joue avec cette ambiguïté en nommant cette pièce Tableau… et vise peut-être à donner une épaisseur de temps à une image continue. Pour le reste quand je choisis mon cadre avant de tourner, je ne fais pas autre chose que de choisir une image parmi toutes celles que m’offre le monde. J’affirme un peu plus ce choix en posant ma caméra pour que le cadre reste immobile mais je ne fais référence à rien d’autre qu’à ce que je donne à voir. C’est vrai, il y a des liens avec la peinture et le terme de « persistance discrète » est tout à fait adapté mais je reste très vigilante face à ce raccourci très fréquent qui est de voir dans un plan séquence fixe une métaphore de la peinture.


« Une pièce qui se chuchote », les termes de Christian Bernard me paraissent évoquer à merveille la poésie de Horloge (2003), cette pièce emblématique de votre démarche : une grande simplicité dans le geste ave ce déplacement du sol au plafond de deux objets ordinaires (deux plafonniers). Cette pièce est chargée d’une grande force d’évocation, à la fois émotionnel et symbolique…

Horloge est une pièce si ténue et si tendue qu’elle est difficile à montrer. Les conditions de son développement sont très précaires et c’est ce qui fait dire à Christian Bernard qu’il y a des pièces que l’on murmure pour les évoquer car presque personne ne les a vues, on sait simplement qu’elles existent. Horloge est un moment à vivre plus encore qu’une sculpture. C’est une pièce qui se développe dans la pénombre et ne dure pas plus d’une minute. Sa forme est définie par la lumière qui l’habite et la tension extrême qui émane d’elle est directement liée à ce qui se joue lorsqu’un des deux globes de lumière se met à faiblir sous nos yeux. Quelque chose de terrible est comme enclenché. Lorsque quelques instants plus tard le second globe se met lui aussi à vaciller, on se retrouve tout à coup projeté dans une sorte d’acte de résistance qui peu à peu laisse place à une acceptation tendue de ce qui va arriver…

Vos pièces suscitent de par leur taille imposante un sentiment de confrontation physique chez le spectateur, bien qu’elle ne l’implique pas directement au sein d’une action. Je relie cette sensation à la pièce du chariot et à son équilibre instable.

Mes sculptures sont toujours à échelle humaine, anthropomorphiques. Les notions qu’elles questionnent : naître, habiter, mourir, traverser, tenir debout… ont donc beaucoup à voir avec « l’espace humain ». Des pièces comme La Chambre (2003), Arbre (2003), Paysage 9 et même Sculpture pour une image – qui est une sorte de cabane pour enfants – relèvent quant à elle de l’espace mental. Dans le cas du Chariot c’est peut-être encore plus évident. La frontière entre le volume de la sculpture et sa portée psychologique est très mince.


Propos recueillis par Albane Duvilliers