Entretien - avec Julie Crenn, Revue Laura n°17, avril 2014

Par Julie Crenn / Isabelle Ferreira

La production artistique d’Isabelle Ferreira s’articule sur l’histoire et la pratique de disciplines traditionnellement séparées que sont la peinture et la sculpture, toutes deux mises en relation avec l’architecture. Elle met en œuvre un engagement interdisciplinaire au moyen d’une pratique où les arts de la combinaison, de la couleur et de la mesure interagissent. Une complémentarité qu’elle met à profit au sein d’unités picturales aux principes minimaux et modulables. Des constructions où la frontière entre la sculpture et la peinture y est ténue car l’artiste s’emploie à la déplacer pour en proposer de possibles redéfinitions. Leon Battista Alberti considérait le tableau comme une fenêtre ouverte sur le monde. À partir de ce constat, Isabelle Ferreira a choisi d’enjamber le cadre afin d’examiner les porosités qui existent entre la planéité et la spatialité. Pour cela, elle puise dans les répertoires fondamentaux de chacune des disciplines afin de les questionner et de les bousculer. Elle examine plus particulièrement le volume, la surface et l’interdépendance de la matière avec le dessin de l’espace. Leurs essences respectives s’imbriquent, s’interrogent et s’ouvrent finalement à une réflexion plus large liée à la représentation et à la perception du monde. Si elle explore la profondeur, le point de vue, le mouvement, le rythme et la densité, Isabelle Ferreira n’est pas peintre au sens classique du terme, elle s’octroie plutôt un statut transversal en inscrivant au cœur de sa pratique sculpturale des problématiques picturales fondamentales : composition, surface, couleur, lumière et perspective. 

J.C / La relation entre la peinture et la sculpture traverse ta réflexion plastique. J’aimerais que nous revenions sur les origines de ta pratique. Peux-tu retracer ton parcours et parler de tes premières œuvres ? 

I.F/ Comme pour beaucoup, à l'origine il y avait la peinture, pourtant mon travail a vraiment commencé lorsque j'ai cessé de peindre. Ce fût à la fois un soulagement, car l'acte de peindre me plongeait dans de grandes angoisses, mais aussi un renoncement douloureux, bien que nécessaire, pour construire la suite. J'aurais aimé continuer mais à l'époque je n'étais pas vraiment à ma place, seule, face au tableau. Pourtant, comme tu le soulignais la peinture nourrie aujourd’hui encore mon travail et toutes mes obsessions : cadre, fenêtre, plan, champ de couleurs, frontalité, etc. De cette période, j’ai aussi gardé l'habitude de travailler debout et de poser mes gestes avec une certaine volonté. 

Très vite, après mes premières années de peinture aux Beaux-arts de Paris, j'ai créé des objets, quelques vidéos et puis, naturellement, mon travail a évolué vers le volume. Je comprenais bien les espaces, la tension entre un plan et quelque chose qu'on place à proximité, dedans, à côté, sur, mais 
aussi le rapport physique aux choses, les masses, le poids visuel d'un matériau, celui d'une couleur. Mes premières pièces étaient elles, déjà des prolongements en forme de dialogue avec la peinture. Les vidéos Tableau de 8 minutes ou Passing polaris présentaient des paysages en plan fixe. L'action y était anti-spectaculaire, mais ce n’était pas primordial. L'important c’était la ligne graphique que composait le personnage en se détachant du paysage. C'était déjà très composé. Il y avait aussi Sculpture pour une image qui, comme son titre l'indiquait était un volume accueillant une vidéo qui pouvait évoquer la peinture romantique et notre rapport contemplatif au paysage. Je pense aussi à Construction, Paysage 9, des habitacles composés avec des châssis dans lesquels étaient découpées des fenêtres aux formats de châssis classiques ou encore Chariot qui est une de mes premières sculptures, une œuvre ayant gardé une filiation très grande avec mon travail d'aujourd'hui. C’était une sculpture en brique représentant un cadre en volume dont la particularité était de pouvoir s'effondrer à tout moment, car les briques étaient simplement posées sur une planche de bois, les unes sur les autres, sans ciment. La pièce était chaussée sur des roulettes et suggérait une mobilité possible. Pourtant, le déplacement impliquait la démolition du cadre. C’était donc aussi une sculpture en forme de portrait psychologique à mi-chemin entre le châssis d’un tableau transposé en volume et la maison en brique où les trois petits cochons pensaient pouvoir trouver refuge. Une sorte d'espace domestique ou de petit habitacle faussement stable et tout en tension. Je pense aussi à l’œuvre intitulée Promeneur, issue de la série J'aurais plutôt fait comme ça, dans laquelle je grattais des cartes postales de tableaux célèbres en décidant d’en garder certains éléments seulement. J’ai ainsi choisi de supprimer le paysage de l’œuvre la plus connue de Caspar David Friedrich, pour plonger le promeneur (Promeneur au dessus de la mer de nuages, 1817) dans le néant blanc du papier. À l'époque, mes premières pièces étaient teintées d'une grande mélancolie, d'une certaine tension existentielle et quasi toutes un prolongement de l’acte de peindre. Depuis ma sortie des Beaux-arts, mes problématiques de travail n’ont pas tellement changé en fait, les formes oui, mais la persistance de la peinture y est toujours aussi présente. 

J.C / Une mélancolie qui va disparaître avec tes pièces en volume formées à partir de matériaux de construction (briques, tasseaux, tuyaux de cuivre), je pense notamment à SpacioCorès, Mulhacén et Cobre. 

I.F/ Oui, il disparaît complètement à partir de 2006 et après un long séjour à New York. En rentrant à Paris, j’ai eu la sensation d’avoir épuisé toute une manière de faire et un vocabulaire. J’étais désemparée par la création d’œuvres fébriles et dans l’émotion. Un jour, pendant une résidence à Giverny et alors que rien n’avançait à l’atelier, je suis partie acheter des dizaines de briques plâtrières, des tasseaux et de la peinture acrylique chez un marchand de couleurs. En rentrant, j’ai commencé à peindre directement sur la brique. Ce fût une révélation. La brique devenait comme une 
feuille de papier à ce détail près qu’elle avait une épaisseur. C’était un début de volume que je pouvais déplacer physiquement dans la pièce de façon autonome. Les tasseaux prenaient place à l’intérieur des alvéoles des briques pour suggérer des débuts d’espaces, elles travaillaient visuellement comme des portées musicales. C’est la première fois que je peignais depuis de nombreuses années et ça n’était plus de façon frontale, face au tableau. Mes modules en briques avaient différents statuts : sculptures peintes posées au sol, peintures en volume ou amorce d’architecture. Tout ça n’était pas très clair et du coup ça m’a passionné, car j’entrais dans des questions liées à la lisière et aux territoires séparés où sont normalement confinées la peinture et la sculpture. Comme si chacun de ces territoires débordait l’un sur l’autre et allait trouver des réponses et des prolongements dans le camp d’en face. 

Tu évoquais mon rapport aux matériaux en évoquant SpacioCorès, Mulhacén ou Cobre. Ce sont des pièces constitutives de ce rapport tourné vers la matière elle-même, l’origine de tout il me semble. Elles sont constituées de contreplaqué, de briques peintes à la bombe industrielle, de tuyaux en cuivre, de cartons etc. Le fait de reconsidérer et requalifier ces matériaux bruts, associés au geste de peindre, a contribué à définir le territoire où j’agis en tant qu’artiste. 

J.C / Les titres des pièces soulignent un attachement à la culture portugaise. Joue t’elle une influence sur ta pratique ? 

I.F/ C’est vrai qu’il m’arrive parfois pour nommer mes pièces, d’emprunter des termes à la langue portugaise et que ces titres renvoient souvent au vocabulaire de la construction et du bâtiment. Mais ce qui me plaît surtout, ce sont les sonorités d’un mot, sa dimension potentiellement poétique, son impact visuel et auditif. Quand je trouve le bon titre c’est comme si le travail avait toujours été là. 

En y regardant d’un peu plus près, mes pièces sont teintées d’une certaine esthétique du maçon ou du peintre en bâtiment. J’aime travailler le matériau avec sa radicalité, sa subjective « vérité » et dans son jus. Mes pièces empruntent aussi beaucoup aux gestes répétés de l’ouvrier : peindre, manipuler, déplacer, marteler, arracher, agrafer. Chacune de ces actions s’effectue non pas avec l’idée de les automatiser mais au contraire, de leur rendre leur singularité. L’accumulation des gestes en tant que telle pour parvenir à quelque chose ne m’intéresse pas vraiment. C’est la détermination que je mets dans chacun d’entre eux qui est capitale. Je préfère un geste habité et chargé qui part de travers plutôt que quelque chose qui vise la perfection et qui n’a aucune tension. 

J.C / Les œuvres les plus récentes (Wall box, Subtractions) fonctionnent comme une synthèse de tes recherches. Du bois martelé, s’extrait la couleur, la peinture. Peux-tu nous parler de la gestuelle adoptée ? 
I.F/ Les deux dernières séries, Wall box (depuis 2011) et Subtractions (depuis 2012) sont des peintures réalisées à partir de planches de contreplaqué auxquelles j’attribue le statut de toile. Une fois recouvertes d’acrylique à la bombe aérosol, ces planches sont littéralement sculptées à l'aide d’un marteau (côté arrache-clou) qui entame plus ou moins la surface du bois peint. Cette action est radicale et irréversible. Après mon passage, le bois est blessé, ces blessures peuvent aller jusqu’à faire des trous dans le panneau. Lorsque je travaille, j’ai en tête l’impossibilité de revenir en arrière, le caractère définitif du geste, ma rapidité d’exécution et son efficacité. Mes gestes sont rapides, par peur de perdre mes intuitions, le sens de l’œuvre, mais aussi pour ne pas tomber dans la posture. La multitude des touches, construites par soustraction de la matière, rappelle des coups de pinceaux en négatif empruntés à la gestuelle du peintre mais aussi à celle du tailleur de pierre. J’aime aussi l’idée que des outils plutôt grossiers puissent devenir des instruments qui me conduiront ensuite à en faire un usage très appliqué. La peinture que j’utilise est elle-même sans grande qualité car je peins avec des bombes acryliques, les mélanges sont rares, j’aime travailler rapidement. Avec mes nouvelles pièces, j’ai trouvé des réponses à mes recherches. Je ressens une grande harmonie entre le besoin intrinsèque que j’avais de poser un geste dans le champ de l’art et la résonance du résultat qu’il provoque aujourd’hui. Je suis parvenue à quelque chose de fondamental et structurel dans mon travail, qui embrasse tout ce que j’ai fait depuis dix ans. 

J.C / Que disent tes dernières œuvres sur ta réflexion axée sur le rapport plan/volume, peinture/sculpture ? 

I.F/ Que tout est envisageable, tout est traversable à souhait, qu’on peut revenir en arrière et rejouer des choses qu’on avait laissés dans la marge, qu’on peut puiser partout dans le but de créer une forme. Selon moi, il n'y a pas de chapelles. Récemment, lors d’une exposition, un peintre avec qui j’exposais et avec qui nous discutions de l’accrochage de nos pièces me disait : « Depuis quand les sculpteurs vont aux murs ! ? ». Une remarque pragmatique puisque je lui prenais son espace, le mur, mais, au bout du compte, ça m’a beaucoup intéressé de me retrouver dans ce genre de situation et de ne pas trop savoir quel était le statut de mes œuvres. J’aime ces moments où se mêlent formellement les territoires de la peinture et ceux de la sculpture, et où les œuvres sont à la lisière d’elles-mêmes. D’ailleurs, à l’atelier, je retravaille à nouveau face avec mes panneaux de bois, de là à les appeler des tableaux il n’y aurait qu’un pas...