La photo déchirée : un geste en guise de parole donnée, Avril 2021

Par Isabelle Ferreira

« Au début des années 60, des milliers de Portugais arrivent clandestinement en France. Ils fuient la misère, la guerre coloniale et la répression du dictateur Salazar. Le sous-emploi et le chômage frappent alors une part importante de la population active. L’émigration vers la France constitue le meilleur moyen de trouver un emploi bien mieux rémunéré qu’au Portugal. Mais livrés à des passeurs sans scrupule, ils doivent traverser la péninsule ibérique et les cols pyrénéens à pieds, traqués par les polices portugaises et espagnoles. Cette fuite est communément appelée “o salto”, le “saut” qui signifie en quelque sorte “le grand saut par-delà les frontières”. Comme il est impossible aux paysans et aux ouvriers d’obtenir des passeports de tourisme, et à fortiori des passeports d’émigration, ces réseaux permettent aux Portugais de quitter le Portugal, de traverser irrégulièrement l’Espagne puis d’entrer en France, dans la quête d’une vie meilleure. Ces voyages clandestins étaient très couteux et exigeaient d’importants efforts physiques. Ils étaient alors réservés à des hommes prêts à endurer les affres du voyage (une dizaine de jours parfois) et qui arrivaient à réunir les sommes exigées ou à obtenir un (ou des) crédits pour payer le passeur et ses nombreux intermédiaires[1]. » 

L’exposition La parole donnée, à l’EAC Les roches, est le fruit de mes recherches plastiques sur ces odyssées. J’ai porté mon attention sur le déroulement du voyage lui-même qui reste peu documenté. J’ai centré ces recherches sur un détail particulier concernant la mise en œuvre et l’organisation de ces voyages clandestins : l’usage de la photo déchirée. Avant de partir, chaque candidat à l’immigration confiait sa photo d’identité à un passeur qui la déchirait alors en deux. La première moitié de cette image était remise à la famille (ou confié à un ami, une personne de confiance) tandis que l’autre était redonnée au clandestin pour la durée du voyage. Une fois arrivé à bon port, il confiait sa moitié de photo au passeur qui la refaisait alors voyager à l’envers jusqu’au village de départ, afin qu’elle retrouve sa moitié manquante. Il arrivait que le clandestin la poste tout simplement. La photo reconstituée déclenchait alors le paiement du solde par la famille (ou par celui qui avait gardé l’autre moitié de la photo et de la somme d’argent convenue). Dans l’obligation de rester loyal afin d’assurer le bon fonctionnement de leur « commerce » et d’inciter de nouveaux clandestins à faire le voyage, les passeurs avaient intérêt à avoir une parole vertueuse et à mener le clandestin à destination sans encombres. Celui-ci garantissant par la suite un bon bouche à oreilles auprès de nouveaux candidats au départ. Intéressée par cette histoire de l’immigration portugaise et par cette communauté si bien intégrée en France qu’elle en est devenue presque invisible et « sans histoire », j’ai porté mon regard sur ces voyages courageux et en particulier sur la valeur fiduciaire d’une photographie. C’est-à-dire sur les valeurs fictives d’un objet — ici une photo déchirée en deux — qui porte en elle une valeur de confiance à celui à qui elle est transmise. J’ai réinterprété les dimensions affectives et émotionnelles de ces photographies d’identité, garantes d’un passage réussi vers un avenir meilleur en les magnifiant, tels de véritables portraits. 

J’ai voulu travailler sur les modalités de circulation très spécifiques de ces photos déchirées à travers les montagnes, villages et routes traversées, qui furent dans ce contexte le gage matériel d’une parole donnée et qui de ce fait portent en elles un grand pouvoir d’évocation et une charge fictionnelle très forte, notamment si l’on pense à l’émotion ressentie par les familles au moment où les deux moitiés de la même photo se retrouvaient. J’ai réalisé au cours de ce travail que la déchirure qui apparait comme un geste récurent dans mon travail depuis des années (notamment avec la série des Staccato ou celle des Pétales) résonne comme un écho troublant avec l’histoire de l’immigration portugaise. Celle-ci se trouve être aussi l’histoire vécue de mes parents, et particulièrement celle de mon père. Je n’ai pris connaissance que récemment de cet usage de la photo déchirée. Cette découverte fortuite a créé un lien très signifiant avec mon travail, tant historiquement que formellement, et donne une présence inédite à l’image et au récit dans ma pratique. 

Isabelle Ferreira

 
 
[1] En partie extrait du synopsis « la photo déchirée », un documentaire de José Vieira