De l’intranquillité de la surface, Quotidien de l’art, Avril 2023

Par Fabienne Bideaud

Dans un dialogue permanent entre surface et espace, contrôle et lâcher-prise, Isabelle Ferreira poursuit son corps à corps avec la matière et soulève de nouveaux enjeux formels en nous livrant ces dernières années des récits plus personnels qui lient le politique à l’intime.

« Je viens de récupérer un arbre de 12m de long que j’ai transporté sur le toit de ma voiture ». Cette anecdote, évoquée par l’artiste lors de l’un de nos entretiens[1], retient mon attention, l’image mentale qu’elle génère me fait sourire et me renvoie au déplacement, à l’arpentage des territoires qu’Isabelle Ferreira opère dans son travail de façon à la fois conceptuelle et physique, qu’il s’agisse de l’espace de la peinture, de la sculpture, ou encore de questionner notre mémoire collective.

Ce déplacement est déjà présent dans des travaux plus anciens tels que sa vidéo Tableau de 8 minutes datant de 2003 où l’artiste gravit un terril, cette montagne des sous-sols, dont elle excave aujourd’hui des histoires plus souterraines, intégrant une dimension narrative tout en renouant avec la figuration de ses premières œuvres. L’ensemble de son projet L’invention du courage (O Salto) convoque son histoire liée à l’immigration portugaise en France au début des années 60, et investit un ensemble d’œuvres ayant comme point de départ des photographies d’identités d’anonymes. En effet, ces portraits « de poches » servaient de contrat. Ils étaient déchirés en deux par le passeur : une moitié gardée par la famille, et l’autre partie restituée une fois la frontière clandestinement traversée par le migrant pour solder la transaction. Ses œuvres incarnent désormais ce récit et mettent en exergue les conditions d’accès à ce territoire interdit à travers l’acte de déchirer. Est-ce un geste de réparation qu’opère ici l’artiste dans le sens qu’en propose Starhawk dans l’idée de « réparer le monde » grâce aux fragments recomposés ? : « Nous pouvons sentir notre impact sur le monde, nous pouvons voir notre marque dans un changement que nous avons apporté – par exemple quand nous recollons quelque chose de cassé, (…), construisons quelque chose qui n’existait pas encore » [2]. L’artiste s’aventure dans son héritage personnel comme dans un labyrinthe en déployant une narration à forte charge émotionnelle. Dans sa série Par la nuit, elle présente des vues aériennes de la région des Pyrénées prises par la société LAPIE dans ces mêmes années 60, qu’elle recouvre d’une feuille de papier noir. En en arrachant une partie, elle crée des brèches et nous plonge dans des questions géopolitiques tristement actuelles de migration et de contrôles identitaires. Cet arrachage de fragment est aussi l’endroit d’où surgit le geste créateur.


Attaquer la matière dans un processus d’être au monde

Dans plusieurs séries d’œuvres, Isabelle Ferreira engage un corps à corps rituélique avec la surface envisagée - planche de bois, mur, bois glané - la frappe, la violente, l’attaque et l’énergise dans d’incessant va-et-vient. S’aidant d’outils dédiés au bricolage, ses gestes additionnent avec l’agrafeuse et soustraient avec la pointe du marteau : les agrafes se superposent – la surface de bois se creuse à plusieurs endroits. Le mouvement se répète mais l’impact de l’action est lui unique, telle une cicatrice qui vient marquer la matière. Une relation instinctive s’instaure entre l’artiste, la surface frappée, et l’énergie déployée, sa part animale refait surface : « je suis dans mon corps et c’est avec lui que j’avance »[3] dit-elle à ce propos. Sa série Subtraction, que nous percevons tels des paysages abstraits, est le résultat de multiples excavations, comme si, dans leur apparente sérénité, l’artiste cherchait quelque chose derrière la matière. À ces gestes répétés s’ajoute une dimension sonore, celle des coups - de marteau, d’agrafeuse, de déchirures, de pas - qui aident le corps à s’animer grâce à l’intensité des rythmes, qui le glissent inconsciemment dans un état second, tel un rituel générant l’acte de création libérateur. Isabelle Ferreira croit en la charge expressive de l’objet, en sa dimension magique évocatrice, qu’elles soient incarnées par des statuettes votives, des sculptures polychromes du XVe siècle, ou des bois glanés dans la forêt. Dans cet abandon d’elle-même, elle charge ses œuvres d’une force viscérale, dont nous, spectateur.ice.s, en recevons l’intensité. Une reconnexion entre l’art et la vie est possible, où la surface devient ce vecteur, ce liant entre les pulsions internes et le monde rationnel, comme une peau dans son concept deleuzien, selon lequel « ce qui est plus profond que tout fond, c’est la surface, la peau » ; ajoutant que « le double sens de la surface, la continuité de l’envers et de l’endroit, remplacent la hauteur et la profondeur »[4].


Le geste contraire comme principe structurel

Il y a donc une ambivalence perceptible dans le travail d’Isabelle Ferreira, entre les œuvres qui découlent d’un processus de réflexion et de recherches approfondies – et des séries de pièces bien plus instinctives résultant de la répétition d’une action. Ces deux processus apportent une dimension d’instabilité, d’intranquillité véhiculant des énergies distinctes par lesquelles tout semblerait pouvoir basculer, mais qui pourtant s’associent pour rééquilibrer les tensions. Le principe d’inversion est un levier important pour l’artiste. Un geste et son contraire sont contenus dans la même action afin d’exprimer au même endroit des intentions opposées. Sa série de sculptures Ibili ! (« avancez ! » en basque) incarne à la fois la notion de déplacement, de voyage, d’exploration par la dénomination même de l’objet, et présente un travail d’ornementation avec cette superposition de milliers d’agrafes qui lient les éléments entre eux, mais qui peuvent aussi blesser la matière et alourdir le bâton. De nombreux matériaux se parent ainsi d’apprêts que nous pouvons qualifier de « pauvres » (agrafes, coups de marteau rehaussés de couleurs, papiers peints à la bombe acrylique puis déchirés) qui jaillissent de la surface. L’inversion lui permet également de reconsidérer les intentions, les dispositifs, comme le fait de laisser la possibilité à l’acquéreu.r.se (ou la personne en charge de l’œuvre) de rejouer des pièces comme Pétales ou Éléments de perspective


L’usage du fragment dans l’intention d’une réconciliation

Ce protocole permet à l’artiste d’obtenir la possibilité de variations infinies, d’accueillir le mouvement, de mettre à distance l’autorité du geste artistique et de rendre autonome l’existence de ses fragments qui formeront un tout. Cette matière qui se scinde, qui se désolidarise, comme le déchirement d’une photographie, d’une surface de couleurs (Staccato), de l’éclatement d’une surface de bois (Subtraction), ou encore l’emploi de l’agrafe, crée une disjonction formelle et narrative, dont les morceaux peuvent être à nouveau assemblés, recomposés et offrant une forme nouvelle, un témoignage autre, ou une continuité possible là où il y a eu fracture.


L’art de perdre[5]

C’est peut-être ce que rejoue inlassablement Isabelle Ferreira, d’abandonner le cadre pour en dépasser les limites, de lâcher prise dans le rationnel pour se reconnecter au vital, d’éclater des territoires de création et des frontières géopolitiques pour les laisser être matière et accueillir le récit, le rendre visible. Nous aspirons à soulever la couverture en laine qui recouvre parfois certains portraits de L’invention du courage (O Salto), afin d’entrevoir ce qui se passe derrière et de comprendre ces voies souterraines auxquelles l’artiste essaie d’accéder en parallèle. Ou encore de suivre cette voiture qui porte ce tronc d’arbre de 12 mètres de long sur son toit, la matière première de ses prochaines œuvres laissant supposer une confrontation avec des surfaces de plus grands formats.

 Fabienne Bideaud

 


 
[1] Échange téléphonique du 5/11/2022 – l’artiste travaille dans son atelier en Normandie.
[2] Starhawk, Rêver l’obscur, femmes, magie et politique, Cambourakis, 2015.
[3] Entretien avec l’artiste dans son atelier – 19.09.2022
[4] Gilles Deleuze, Logique du sens, Les Éditions de Minuit, 1969.
[5] D’après le titre éponyme du roman d’Alice Zeniter, reprenant le poème de Elizabeth Bishop, “One Art” de The Complete Poems, 1926-1979.